29 avril 2000
Sur le Mississippi inférieur.
À vingt milles au sud de Head of Passes, cette partie du Mississippi inférieur qui se divise en trois chenaux majeurs menant au golfe du Mexique, deux gros hélicoptères se posèrent l’un après l’autre sur le pont arrière ouvert du United States et se déchargèrent de leurs passagers et de leurs équipements. Puis ils reprirent l’air et se dirigèrent, à l’est, vers le port de Sungari. L’opération n’avait pas duré plus d’un quart d’heure et le navire continua sa course à une vitesse de 15 noeuds, déterminée par les systèmes de contrôle automatisé.
Le peloton serré d’hommes lourdement armés des forces de sécurité personnelles de Qin Shang était conduit par un ancien colonel de l’Armée chinoise de Libération du Peuple. Tous portaient des vêtements de travail semblables à ceux que portent les hommes travaillant sur la rivière, et des armes automatiques et des lance-missiles portables. Ils se dispersèrent sur les quais tandis que les marins se dirigeaient vers la salle des machines et la timonerie où ils prirent les commandes manuelles du navire. Avant d’atteindre la Southwest Pass[42], le chenal le plus emprunté par les transatlantiques entrant sur le fleuve, le grand navire ralentit et fut accueilli par le bateau transportant le pilote qui devait l’aider à remonter le fleuve jusqu’à La Nouvelle-Orléans.
Le pilote était un homme massif au ventre de buveur de bière. Il suait beaucoup et portait sur sa tête chauve un bandana rouge. Il grimpa l’échelle de corde et entra dans la timonerie où il salua le commandant Li Hung-chang qui, jusqu’à l’avant-veille, commandait le Sung Lien Star.
— Comment ça va, commandant ? Je m’appelle Sam Boone. J’ai eu le plaisir de toucher le gros lot en étant désigné pour conduire ce monstre jusqu’à La Nouvelle-Orléans, annonça-t-il en prononçant Auwslans pour Orléans.
— Cela ne sera pas nécessaire, dit Hung-chang sans prendre la peine de se présenter. Mon second fera ça très bien, ajouta-t-il en montrant le petit Chinois qui barrait le navire.
Boone regarda bizarrement Hung-chang.
— Vous vous fichez de moi, hein ?
— Non. Nous sommes parfaitement capables de mener le navire à notre destination sous notre propre commandement.
Il fit un signe aux deux gardes qui se trouvaient là. Ils prirent Boone par les bras et commencèrent à l’évacuer.
— Hé ! Une minute ! grogna Boone en tentant de se dégager. Vous violez les lois maritimes. Vous allez droit à la catastrophe si vous êtes assez dingues pour naviguer tout seuls ! Vous ne connaissez pas le fleuve aussi bien qu’un pilote expérimenté. Nous avons des normes très rigoureuses. Ça fait 25 ans que je fais remonter et descendre le delta à des navires. Ça peut vous paraître facile, mais, croyez-moi, ça ne l’est pas du tout !
Hung-chang fit un nouveau signe aux gardes.
— Enfermez-le. Assommez-le si c’est nécessaire !
— Mais vous êtes malades ! hurla Boone par-dessus son épaule tandis qu’on l’entraînait. Vous allez échouer ce navire, c’est sûr !
— A-t-il raison, Ming Lin ? demanda Hung-chang au timonier. Allez-vous nous échouer ?
Lin tourna la tête et fit un mince sourire.
— J’ai fait remonter le fleuve à ce navire plus de 200 fois sur le simulateur en trois dimensions.
— Et l’avez-vous jamais échoué ?
— Deux fois, avoua Ming Lin sans quitter des yeux le chenal du fleuve. Les deux premières fois, jamais plus après. Les yeux d’ambre sombre de Hung-chang brillèrent de satisfaction.
— Veuillez garder la vitesse dans les limites requises. Nous pouvons nous permettre d’éveiller la curiosité, mais pas les soupçons au cours des heures à venir.
Hung-chang avait été choisi sur ordre personnel de Qin Shang pour commander le United States lors de son parcours vers La Nouvelle-Orléans. Non seulement il avait toute confiance en lui, mais sa décision reposait également sur l’opportunisme. Il n’était pas vraiment nécessaire d’avoir à la barre un capitaine de vaisseau expérimenté sur les transatlantiques. Mais le choix d’un tel commandant et de son équipage, déjà sur place en Amérique et à une courte distance par hélicoptère du navire en approche, lui faisait gagner du temps et de l’argent en lui évitant d’envoyer un équipage de Hong Kong. Enfin, son motif principal était qu’il ne croyait pas qu’il y eut d’officiers plus expérimentés aussi faciles à remplacer que le commandant et l’équipage du Sung Lien Star.
Les fonctions de Hung-chang consistaient en fait à accueillir les inspecteurs des douanes et les officiers de l’immigration et aussi de jouer les hé- ros conquérants devant les foules alignées sur les rives. Sa véritable fonction, en somme, était purement ornementale.
En plus des 20 hommes lourdement armés payés par Qin Shang, son équipage de 15 marins était surtout constitué d’experts en démolition et de quelques ingénieurs pour le cas où il y aurait des réparations d’urgence à effectuer si le navire était attaqué. Il préférait ne pas envisager cet aspect dangereux du voyage. 24 heures, c’est tout ce que Qin Shang avait exigé de ses services. Son évacuation, quand le moment serait venu, était parfaitement minutée et organisée. Des hélicoptères attendraient pour embarquer les combattants et l’équipage lorsque les charges auraient explosé et que le navire serait sabordé à l’endroit choisi. Qin Shang avait assuré Hung-chang qu’il serait un homme riche lorsqu’il rentrerait chez lui à condition, bien sûr, que l’opération se déroule comme prévu.
Il soupira. Tout ce qui l’inquiétait, maintenant, c’était de négocier les coudes serrés du fleuve, d’éviter les autres bateaux et de passer sous les six ponts qui l’attendaient après La Nouvelle-Orléans. Il y avait 95 milles entre Head of Passes et la ville. Bien que le chenal navigable pour le trafic des transatlantiques dans les parties les plus basses du fleuve soit en moyenne de 12 mètres de profondeur et de 300 mètres de large, aucun navire de la taille du United States n’avait encore emprunté le Mississippi. L’étroit chenal intérieur n’avait pas été creusé pour un bateau de sa masse énorme et de sa maniabilité restreinte.
Après avoir passé Venice, la dernière ville de la rive ouest accessible par la route, les digues étaient pleines de gens venus voir le superbe spectacle qu’était le passage d’un grand transatlantique remontant le fleuve. On avait autorisé les élèves à quitter l’école pour assister à cet événement qui ne s’était encore jamais produit et qui ne se produirait sans doute jamais plus. Des centaines de petits bateaux privés suivaient le sillage du gros navire, faisant retentir leurs sirènes. Deux bateaux des garde-côtes veillaient à ce qu’ils restent à bonne distance. Ces bateaux étaient apparus après que le United States soit sorti de Head of Passes et l’escortaient depuis.
La foule regardait, dans un silence respectueux pour certains, en criant et en faisant de grands gestes pour d’autres, tandis que le United States négociait les coudes aigus du fleuve, sa proue frottant la rive ouest du chenal, sa poupe et ses hélices au ralenti fouettant la rive est qui avançait dans les coudes. On était fin avril, presque en mai, et les eaux de printemps, loin au nord, arrivaient avec les affluents du Mississippi dont ils avaient fait monter la surface au-dessus de la base des digues. Hung-chang était satisfait de ces eaux supplémentaires entre la quille et le fond du fleuve. Cela augmentait sa marge de réussite.
Il régla à nouveau la courroie de ses jumelles, enfonça sa casquette sur sa tête et passa sur l’aile de pont. Il ignora la boussole montée sur un guéridon et qui répondait au moindre changement de direction du navire sur le fleuve sinueux. Il était heureux que l’on ait interdit toute circulation en prévision de son passage. Ce serait différent après La Nouvelle-Orléans, mais on verrait ça en temps utile.
Il regarda le ciel et vit avec satisfaction que le temps coopérait. La journée était tiède avec juste un soupçon de brise. Un vent de 20 milles à l’heure contre l’énorme coque du navire aurait pu causer un désastre en le poussant contre la rive lors du passage d’un méandre étroit. Le ciel bleu sans nuages et le reflet du soleil sur l’eau lui donnaient un aspect un peu vert et presque propre. Puisqu’il remontait le fleuve, les bouées vertes oscillaient sans but sur sa gauche et les bouées rouges roulaient sur sa droite.
Il rendit leur salut aux gens debout sur les digues au milieu d’une mer de voitures et de camions. De sa place, haute comme un immeuble de neuf étages au-dessus de l’eau, il plongeait le regard sur la foule et apercevait le marécage plat et, plus loin, les fermes. Li Hung-chang se sentait comme un spectateur regardant quelqu’un d’autre jouer son rôle dans la pièce.
Il commença à se demander quelle sorte de réception l’attendait le long du front de mer de La Nouvelle-Orléans et eut un petit sourire satisfait. Des millions d’Américains allaient se rappeler cette journée, se dit-il, mais pas pour les raisons auxquelles ils se seraient attendus.
**
Rudi Gunn attendait Pitt et Giordino quand ils revinrent avec la péniche au quai de Doug Wheeler, tard cet après-midi-là. Le manque de sommeil avait rougi ses yeux, car il avait passé la plus grande partie de la nuit à lire les rapports sporadiques de Pitt. Il portait un short kaki et un tee-shirt marqué dans le dos Paroisse de St. Mary. La bonne vieille hospitalité du Sud.
Après avoir remplacé le fioul utilisé et placé leurs équipements dans le canot du Marine Denizen, Pitt et Giordino dirent affectueusement adieu à Romberg qui daigna lever la tête et leur adresser un petit aboiement léthargique avant de se rendormir.
Quittant le dock, Giordino se tenait près de Gunn à la barre.
— Je crois qu’un bon dîner et une bonne nuit de sommeil ne nous feraient pas de mal.
— Je suis tout à fait de cet avis, bâilla Pitt.
— Je ne peux vous offrir qu’un Thermos de café à la chicorée, annonça Gunn. L’amiral est arrivé avec Peter Harper, des services de l’Immigration. Ils veulent vous voir à bord du Weehawken, le cotre des garde-côtes.
— La dernière fois que je l’ai vu, dit Pitt, il était ancré au-dessus de Sungari.
— Il est maintenant au dock des garde-côtes près de Morgan City, informa Gunn.
— Alors, pas de dîner ? dit tristement Giordino.
— Pas le temps, répondit Gunn. Peut-être que si vous êtes sages, vous trouverez quelque chose à grignoter dans la cuisine du Weehawken.
— Je promets d’être sage, assura Giordino, une expression roublarde dans le regard.
Pitt et Gunn échangèrent un coup d’œil incrédule.
— Cela n’est jamais arrivé, soupira Gunn.
— Pas depuis son lancement, confirma Pitt.
Peter Harper, l’amiral Sandecker, le capitaine de vaisseau Lewis et Julia Lee les attendaient dans le carré des officiers du Weehawken quand ils montèrent à bord. Il y avait également le major général Frank Montaigne, du corps des Ingénieurs militaires, et Frank Stewart, commandant du Marine Denizen. Lewis demanda cordialement s’il pouvait leur offrir quelque chose, mais, avant que Giordino ait pu ouvrir la bouche, Gunn précisa :
— Nous avons pris un café en venant de Wheeler’s Dock, merci.
Pitt serra la main à Sandecker et Harper avant de poser un baiser léger sur la joue de Julia.
— Depuis combien de temps ne nous sommes-nous vus ?
— Au moins deux heures !
— Cela me paraît une éternité, dit-il avec un sourire charmeur.
— Stop ! dit-elle en le repoussant. Pas ici.
— Je propose que nous commencions, dit impatiemment Sandecker. Nous avons beaucoup de choses à discuter.
— Des choses dont la moindre n’est pas les plates excuses que Duncan Monrœ m’a chargé de vous présenter, dit Harper qui, pour montrer qu’il s’excusait aussi, serra les mains de Pitt et Giordino. Je tiens à exprimer à mon tour toute ma gratitude à la NUMA, messieurs, pour ne pas avoir tenu compte de nos ordres d’abandonner l’enquête. Sans votre intervention à Bartholomeaux, notre équipe d’assaut n’aurait rien trouvé qu’un agent de l’INS mort et une usine vide. Le seul point malheureux est la mort de Ki Wong.
— En y réfléchissant, je suppose que j’aurais dû lui tirer dans le genou, dit Giordino sans remords. Mais il n’était pas un type bien.
— Je comprends parfaitement que votre acte est justifié, admit Harper, mais maintenant que Ki Wong est mort, nous avons perdu un lien direct avec Qin Shang.
— Etait-il essentiel à notre affaire ? demanda Lewis. Il me semble que nous avons assez de preuves pour pendre Qin Shang haut et court. Nous l’avons pris la main dans le sac en train de passer près de 400 clandestins à Sungari puis de leur faire remonter le bayou Teche jusqu’à Bartholomeaux. Le tout sur des navires de sa propre compagnie à l’aide de gens payés par lui. Que voulez-vous de plus ?
— Prouver que les ordres venaient directement de Qin Shang. Sandecker semblait aussi perplexe que Lewis.
— Vous avez certainement toutes les preuves nécessaires pour l’inculper, maintenant ?
— Nous pouvons l’inculper, reconnut Harper, mais le faire condamner, c’est autre chose. Nous allons avoir une longue bataille juridique et il n’est pas certain que les procureurs fédéraux pourront la gagner. Qin Shang va contre-attaquer avec une armada d’avocats renommés de Washington. Il a le soutien du gouvernement chinois et d’un certain nombre de membres influents du Congrès et aussi, j’ai le regret de vous le dire, probablement de la Maison Blanche. Si l’on considère toutes les dettes politiques dont on demandera sûrement le remboursement, vous voyez que nous ne monterons pas sur le ring avec un poids plume, mais plutôt avec un type très puissant et terriblement impliqué.
— Est-ce que les dirigeants du gouvernement chinois ne vont pas lui tourner le dos pour éviter un énorme scandale ? demanda Frank Stewart.
— Non, dit Harper. Ses services et son influence à Washington annulent toutes les responsabilités politiques qui pourraient en résulter.
— Mais nous avons assez de preuves contre Qin Shang pour fermer Sungari et empêcher tout commerce de la Qin Shang Maritime avec les États-Unis, non ? avança le général Montaigne, parlant pour la première fois.
— Oui, c’est en notre pouvoir, répondit Harper. Mais les milliards de dollars de marchandises chinoises qui sont déversés aux États-Unis sont transportés par les navires de la Qin Shang Maritime, subventionnés par leur gouvernement. Ils se couperaient eux-mêmes la gorge s’ils restaient là sans rien dire pendant que nous fermons la porte aux lignes maritimes de Qin Shang.
Il se tut et se massa les tempes. Harper n’était certes pas homme à apprécier sans se battre de perdre une bataille contre des forces qu’il ne pouvait pas contrôler.
— Pour l’instant, reprit-il, tout ce que nous pouvons faire, c’est éviter qu’il réussisse à poursuivre ses passages de clandestins et espérer qu’il fasse une grosse erreur.
On frappa à la porte et le lieutenant de vaisseau Stowe entra. Il tendit sans rien dire un message au capitaine de vaisseau Lewis et repartit tout aussi silencieusement. Lewis lut la note et regarda Frank Stewart.
— C’est une communication de votre second, commandant. Il dit que vous souhaitez être informé de tout ce qui concerne le vieux transatlantique de luxe United States.
Stewart fit un signe à Pitt.
— C’est Dirk qui surveille le passage du navire le long du Mississippi. Lewis tendit le message à Pitt.
— Pardonnez-moi de ne pas le comprendre, mais il dit simplement que le United States est passé sous Crescent City Connection et les plus grands ponts de La Nouvelle-Orléans et qu’il approche du front de mer commercial de la ville où il sera amarré comme hôtel flottant permanent et casino.
— Merci, commandant. Un autre projet incompréhensible autour duquel on retrouve les tentacules de Qin Shang.
— C’est une prouesse de remonter le fleuve depuis le golfe, dit Montaigne. C’est aussi fort que de faire passer une épingle dans une paille sans toucher les bords.
— Je suis heureux que vous soyez là, général, dit Pitt. Il y a un tas de questions qui me turlupinent et auxquelles vous seul, en tant qu’expert du fleuve, pouvez répondre.
— J’essaierai volontiers.
— J’ai une théorie folle. Je pense que si Qin Shang a construit Sungari là où il l’a fait, c’est parce qu’il a l’intention de détruire une partie du remblai et de détourner le Mississippi dans l’Atchafalaya pour en faire le port le plus important du golfe du Mexique.
Il serait exagéré de dire que les hommes et la femme assis dans la pièce acceptèrent sans protester le scénario fou de Pitt. Tous, sauf le général Montaigne. Il hocha la tête comme un professeur qui, ayant posé une question épineuse à un élève, reçoit une réponse correcte.
— Vous serez peut-être surpris d’apprendre, monsieur Pitt, que je pense à la même chose depuis six mois.
— Détourner le Mississippi, dit le capitaine de vaisseau Lewis d’une voix étouffée. Bien des gens, et moi le premier, diraient que c’est impossible.
— Impensable, peut-être, mais pas inimaginable de la part d’un homme à l’esprit aussi diabolique que Qin Shang, commenta Giordino. Sandecker regardait dans le vide.
— Vous avez mis le doigt sur un raisonnement qui aurait dû être évident depuis le début de la construction de Sungari.
Tous les regards se tournèrent vers Montaigne quand Harper posa la question que chacun avait envie de poser.
— Est-ce possible, général ?
— Les Ingénieurs militaires combattent la nature depuis 150 ans pour l’empêcher d’accomplir ce même cataclysme, répondit-il. Nous vivons tous dans le cauchemar d’une grande inondation, plus importante que tout ce que l’on a vu depuis que les premiers explorateurs ont découvert ce fleuve. Quand ça arrivera, l’Atchafalaya deviendra le fleuve principal de l’État du Mississippi. Et cette partie de l’« Old Man River « qui court pour le moment de la frontière nord de la Louisiane jusqu’au golfe, deviendra un estuaire ensablé avec des marées. C’est arrivé il y a très longtemps et ça arrivera encore. Si le Mississippi veut couler vers l’ouest, nous ne pourrons pas l’en empêcher. Ce n’est qu’une question de temps.
— Voulez-vous dire que le Mississippi change de cours à des dates précises ? demanda Stewart. Montaigne reposa son menton sur le bec de sa canne.
— Pas des dates prévisibles à l’heure ou à l’année près, mais il est vrai qu’il a changé de cours plusieurs fois en Louisiane au cours des 6 000 dernières années. S’il n’y avait pas eu le travail des hommes, et tout spécialement des Ingénieurs de l’Armée, le Mississippi coulerait probablement déjà dans la vallée de l’Atchafalaya, sur les ruines englouties de Morgan City, et se jetterait dans le golfe à l’heure où nous parlons.
— Supposons que Qin Shang détruise les remblais et ouvre un vaste déversoir du Mississippi au canal qu’il a creusé jusqu’à l’Atchafalaya, proposa Pitt. Quel serait le résultat ?
— En un mot, catastrophique, répondit Montaigne. Poussé par un courant d’eaux de printemps de 7 milles à l’heure, un raz de marée violent de 6 mètres, peut-être même 9 mètres de haut s’abattrait sur le Mystic Canal et engloutirait la vallée. Cela mettrait en danger la vie des 200 000 résidents sur ses 1 200 kilomètres carrés. La plupart des marécages seraient inondés à tout jamais. La muraille d’eau balaierait des villes entières, faisant un massacre épouvantable. Des centaines de milliers d’animaux, vaches, chevaux, biches, lapins, chiens et chats disparaîtraient comme s’ils n’étaient jamais venus au monde. Les bancs d’huîtres et les élevages de crevettes et de poissons-chats seraient détruits par le changement soudain de salinité de l’eau dû à un surcroît d’eau douce. La plupart des alligators et toute la vie aquatique disparaîtraient.
— Vous décrivez un tableau bien sombre, général, remarqua Sandecker.
— Je suis encore en dessous de la réalité, dit Montaigne. Sur le plan économique, l’inondation fera s’effondrer la route et les ponts de chemin de fer qui traversent la vallée, coupant toute forme de transport de l’est à l’ouest. Les usines électriques et les lignes à haute tension seront probablement minées et détruites, interrompant le service électrique sur des milliers de kilomètres carrés. Le destin de Morgan City sera scellé. La ville cessera d’exister. Toutes les canalisations de gaz se briseront, interrompant l’approvisionnement en gaz naturel de tous les États, de Rhode Island et du Connecticut aux Carolines et à la Floride. Enfin, nous avons le dommage irréparable de ce qui reste du Mississippi, poursuivit-il. Bâton Rouge deviendrait une ville fantôme. Tout trafic de bateaux et de péniches cesserait. La grande vallée américaine de la Ruhr, avec ses énormes raffineries industrielles, les usines pétrochimiques, les silos à grains, ne pourraient plus fonctionner efficacement, à côté d’une crique polluée. Sans eau douce, sans la possibilité qu’a le fleuve de creuser un chenal, ils seraient bientôt installés sur une terre inculte de vase. Isolée du commerce inter-États, La Nouvelle-Orléans deviendrait une autre Babylone, ou Angkor ou Pueblo Bonito. Et qu’on le veuille ou non, tout le commerce maritime passerait de La Nouvelle-Orléans à Sungari. Rien que la perte terrible au plan économique pourrait se mesurer par dizaines de milliards de dollars.
— Une idée qui donne la migraine, murmura Giordino.
— À propos de soulagement, dit Montaigne en regardant Lewis, je suppose que vous n’avez pas de whisky à bord ?
— Désolé, monsieur, répondit Lewis avec un petit mouvement de tête, l’alcool est interdit à bord des bateaux des garde-côtes.
— On peut toujours rêver.
— Quelle différence y aurait-il entre l’ancien fleuve et le nouveau ? demanda Pitt au général.
— Pour l’instant, nous contrôlons le courant du Mississippi au point de contrôle d’Old River Structure, situé à environ 45 milles en amont de Bâton Rouge. Notre but est de maintenir une distribution de 30 % dans l’Atchafalaya et 70 % dans le Mississippi. Si les deux fleuves se fondaient, avec leur potentiel total de 100 % de courant, le long d’un chemin plus étroit à mi-distance du golfe, vous auriez, comparé au chenal qui traverse La Nouvelle-Orléans, un sacré bon sang d’énorme fleuve avec un courant roulant à une vitesse fantastique.
— Si cela devait arriver, y aurait-il un moyen de boucher le trou ? demanda Stewart. Montaigne réfléchit un instant.
— Avec une préparation appropriée, le corps des Ingénieurs pourrait avoir un certain nombre de solutions. Mais plus il faut de temps pour mettre notre équipement en place, plus le flux élargit le trou dans le remblai. Notre seule chance de salut, c’est que le courant dominant du Mississippi continuerait à emprunter le chenal jusqu’à ce que le remblai soit assez érodé pour accepter la totalité du flux.
— Et combien de temps cela prendrait-il, à votre avis ?
— Difficile à dire. Peut-être deux heures, peut-être deux jours.
— Le processus serait-il accéléré si Qin Shang coulait des péniches en diagonale dans le Mississippi pour détourner le flux principal ? demanda Giordino. À nouveau, Montaigne prit le temps de réfléchir.
— Même si un train de péniches suffisamment important bloquait toute la largeur du fleuve et s’il était possible de les placer et de les couler dans la bonne position, ce qui n’est pas une manœuvre facile même avec les meilleurs pilotes de remorqueurs, le courant principal passerait par-dessus les péniches à cause de leur profil bas. Posés sur le lit du fleuve, les roufs les plus hauts laisseraient encore 9 ou 10 mètres d’eau couler au-dessus d’elles. Comme pour un barrage de dérivation, le concept ne se révélerait pas très efficace.
— Pouvez-vous commencer à vous préparer pour l’effort maximum ? demanda Lewis. Et est-ce que vos hommes et vos équipements peuvent déjà se mettre en place pour le cas où Qin Shang détruirait le remblai ?
— Oui, c’est possible, répondit Montaigne. Ça coûtera un paquet de fric aux contribuables. Le problème auquel je suis confronté pour donner le coup d’envoi, c’est que nous ne nous basons que sur une hypothèse. Nous pouvons imaginer les motifs de Qin Shang mais, sans preuve absolue de ses intentions, j’ai les mains liées.
— Je crois vraiment, mesdames et messieurs, dit Pitt, que nous sommes en plein dans le syndrome de la porte de l’écurie fermée après que le cheval se soit échappé.
— Dirk a raison, dit Sandecker. Il vaudrait mieux arrêter l’opération de Qin Shang avant qu’elle n’ait lieu.
— Je vais contacter le bureau du shérif de la paroisse St. Mary et lui expliquer la situation, proposa Harper. Je suis sûr qu’il acceptera de coopérer et d’envoyer des policiers garder le remblai.
— Une bonne initiative, dit Montaigne. J’irai même un peu plus loin. Mon condisciple à West Point, le général Oskar Oison, commande la garde nationale de Louisiane. JJ sera ravi d’envoyer quelques unités soutenir les policiers si je le lui demande personnellement.
— Les premiers hommes qui arriveront sur place devraient fouiller pour trouver et neutraliser les explosifs, dit Pitt.
— Il leur faudra des outils pour ouvrir la porte de métal menant au tunnel que Dirk et moi avons découvert et qui passe sous le remblai et la route, ajouta Giordino. C’est vraisemblablement dans ce tunnel que sont entreposés les explosifs.
— Si Qin Shang veut creuser une large brèche, dit Montaigne, il lui faut entasser des explosifs supplémentaires dans des tunnels latéraux sur au moins cent mètres.
— Je suis sûr que les ingénieurs de Qin Shang ont calculé combien il faut d’explosifs pour creuser un trou énorme dans le remblai, dit sombrement Pitt.
— Ça fait du bien d’avoir enfin la possibilité de saisir ce salaud par les couilles ! soupira Sandecker.
— Maintenant, tout ce qu’il nous faut savoir, c’est quand il doit agir, ajouta Giordino.
Le lieutenant de vaisseau Stowe entra à cet instant dans la pièce et tendit à Lewis une autre note. En la lisant, celui-ci fronça les sourcils puis regarda Pitt.
— Il semble que nous ayons mis la main sur les pièces qui manquaient au puzzle.
— Si le message me concerne, dit Pitt, veuillez le lire à haute voix pour que tout le monde l’entende. Lewis approuva et commença la lecture.
« A M. Dirk Pitt, NUMA, à bord du cotre des garde-côtes Weehawken. Nous vous informons que l’ancien transatlantique United States ne s’est pas arrêté à La Nouvelle-Orléans. Je répète : il ne s’est pas arrêté à La Nouvelle-Orléans. Sans tenir aucunement compte des procédures d’arrimage ni des cérémonies prévues, le navire a continué vers l’aval et vers Bâton Rouge. Le commandant a refusé de répondre aux appels radio. « (Lewis leva les yeux.) Que pensez-vous de ça ? »
— Qin Shang n’a jamais eu l’intention de transformer le United States en hôtel ou en casino, expliqua sèchement Pitt. Il va s’en servir pour faire un barrage de dérivation. Quand les 300 mètres de sa coque et ses 30 mètres de haut seront sabordés en diagonale du fleuve, ils bloqueront 90 % du flux du Mississippi et enverront un énorme raz de marée sur les ruines des digues et dans l’Atchafalaya.
— Très ingénieux, murmura Montaigne. Ensuite, il n’y aura plus rien à faire pour arrêter la force de la vague quand elle sera passée au travers. Rien au monde ne pourra plus l’arrêter.
— Vous connaissez le Mississippi mieux que quiconque ici, général, dit Sandecker. Combien de temps faudra-t-il, à votre avis, pour que le United States atteigne le Mystic Canal au sud de Bâton Rouge ?
— Cela dépend. Il devra ralentir pour faire passer son immense coque dans plusieurs méandres serrés du fleuve, mais il pourra parcourir les parties droites à sa vitesse maximale. De La Nouvelle-Orléans jusqu’à l’endroit où s’arrête Mystic Canal, juste avant la courbe du Mississippi au bayou Goula, il y a à peu près 100 milles.
— Étant donné que tout l’intérieur du navire est vide, remarqua Pitt, il navigue très haut sur l’eau, ce qui ajoute à sa vitesse potentielle. Si ses chaudières sont poussées au maximum, on peut s’attendre à ce qu’il file à 55 milles à l’heure.
— Une troupe d’anges serait impuissante à protéger toute péniche ou tout bateau de plaisance qui se prendrait dans son sillage, dit Giordino. Montaigne se tourna vers Sandecker.
— Il peut arriver sur le site en moins de trois heures.
— Alors nous n’avons pas une minute à perdre. Il faut prévenir les services d’État de répandre l’alarme et de commencer à faire évacuer tous les habitants de la vallée de l’Atchafalaya, dit Lewis, le visage grave.
— Il est presque 5 h 30, dit Sandecker en regardant sa montre. Nous n’avons que jusqu’à 8 h 30 pour empêcher un désastre d’une amplitude incalculable. Si nous échouons, poursuivit-il en se frottant les yeux, des milliers de gens mourront, leurs corps seront jetés dans le golfe et on ne les retrouvera jamais !
Quand la réunion s’acheva, tout le monde ayant quitté la pièce, Pitt et Julia se retrouvèrent seuls.
— Il semble que nous soyons tout le temps en train de nous dire au revoir, dit-elle, les bras le long du corps, le front appuyé contre la poitrine de Pitt.
— Une mauvaise habitude dont nous devrions nous débarrasser, répondit-il d’une voix douce.
— J’aimerais bien ne pas avoir à rentrer à Washington avec Peter, mais le commissaire Monrœ m’a ordonné de travailler avec le détachement spécial pour inculper Qin Shang.
— Vous êtes une dame importante pour la cause du gouvernement !
— Je vous en prie, rentrez vite, murmura-t-elle tandis que des larmes se formaient aux coins de ses yeux.
Il la prit dans ses bras et la serra très fort.
— Vous pouvez habiter mon hangar. Entre mon système de sécurité et les gardes du corps qui vous protégeront, vous serez en sûreté jusqu’à ce que je revienne.
Ses yeux pétillèrent malicieusement à travers ses larmes.
— Puis-je conduire votre Duesenberg ?
— Quand avez-vous manoeuvré un levier de vitesse pour la dernière fois ? demanda-t-il en riant.
— Jamais, répondit-elle. J’ai toujours conduit des voitures automatiques.
— Je vous promets que dès que je serai rentré, nous prendrons la Duesy pour aller en pique-nique.
— Ça me paraît merveilleux.
Il recula un peu et plongea son regard vert opale dans ses yeux.
— Essayez d’être sage.
Puis il l’embrassa et tous deux quittèrent la pièce, chacun de son côté, sans se retourner.
**
Les sons de la rivière étaient un peu assourdis par un léger brouillard flottant sur l’eau comme une couverture diaphane. Les aigrettes et les hérons qui parcouraient silencieusement les berges, leurs longs becs recourbés plongeant dans la vase à la recherche de nourriture, furent les premiers à comprendre que quelque chose qui n’appartenait pas à leur monde s’approchait dans la nuit. Cela commença par un léger tremblement dans l’eau qui augmenta en un soudain souffle d’air et un battement bruyant qui effraya tant les oiseaux qu’ils s’envolèrent avec de grands bruits d’ailes.
Les quelques témoins qui arpentaient le remblai après dîner et regardaient les feux des bateaux furent surpris par l’apparition soudaine d’une ombre monstrueuse. Alors le Léviathan se matérialisa, sortant de la brume, sa haute proue inclinée fendant l’eau avec une aisance incroyable pour un objet d’aussi énormes proportions. Bien que ses quatre hélices de bronze soient ralenties pour négocier les méandres du Nine Middle Point, il creusait un sillon massif qui éclaboussa jusqu’au haut du remblai et presque jusqu’aux routes courant à leur sommet, retombant lourdement sur les petits bateaux ancrés le long des berges et envoyant une dizaine de personnes plonger dans le fleuve. Ce n’est qu’après avoir terminé sa manœuvre et abordé une ligne droite que ses moteurs reprirent leur puissance et que le navire remonta le cours du fleuve à une vitesse incroyable.
À part une lumière blanche sur le moignon de son mât de misaine raccourci et les feux rouges et verts de navigation, on n’apercevait que la seule et pâle lueur sinistre émanant de sa timonerie. On ne voyait aucun mouvement sur ses ponts et quelques silhouettes vacillantes seulement sur les ailes de pont indiquaient qu’il y avait une vie à bord. Pendant les quelques minutes que dura son passage, on eut l’impression de voir un dinosaure colossal charger à travers un lac peu profond. Sa superstructure blanche paraissait fantomatique dans l’obscurité et sa coque noire restait invisible. Le navire n’avait pas de pavillon et ne pouvait être identifié que par les lettres de son nom, sur la proue et sur la poupe.
Avant que la brume l’enveloppe à nouveau, ses ponts parurent reprendre vie. Des hommes se hâtaient, réglant des postes de tir et armant un ensemble impressionnant de lance-missiles portables en prévision d’une attaque éventuelle de policiers américains, il ne s’agissait pas de mercenaires étrangers ni de terroristes amateurs. Malgré leurs vêtements ordinaires, ces hommes étaient des combattants d’élite, impitoyables, bien entraînés et disciplinés pour cette mission. S’ils étaient capturés vivants, ils étaient prêts à se suicider ou à mourir en combattant. Si l’opération se déroulait comme prévu, ils seraient tous évacués par hélicoptère dès que le navire serait sabordé.
Le commandant Hung-chang avait eu raison à propos de la surprise et du choc ressentis par des milliers de spectateurs, alignés sur le front de mer de La Nouvelle-Orléans, venus applaudir le United States. Lorsqu’il eut passé à grande vitesse un navire à vapeur en acier avec une roue à l’arrière, appelé le Natchez IX, Hung-chang avait ordonné la vitesse maximale, regardant avec amusement le grand transatlantique laisser la ville derrière lui en écrasant un petit cabin cruiser et ses occupants qui avaient eu le malheur de naviguer devant sa proue acérée. Il avait ri en apercevant dans ses jumelles les visages des officiels venus le saluer, à savoir le gouverneur de Louisiane, le maire de La Nouvelle-Orléans et quelques autres dignitaires. Ils avaient l’air absolument abasourdis en réalisant que le navire passait sans s’arrêter, à toute vitesse, devant le quai où il aurait dû s’amarrer et être décoré et nanti de chambres somptueuses, de restaurants, de magasins de luxe et de tables de jeu.
Pendant les trente premiers milles, une flottille de yachts, de hors-bord et de bateaux de pêche suivirent le sillage du navire. Un cotre des garde-côtes le poursuivit aussi vers l’amont du fleuve tandis que le shérif et des voitures de patrouille de la police parcouraient la grand route, sirènes hurlantes et gyrophares allumés. Des hélicoptères avec, à bord, des journalistes de la télévision de La Nouvelle-Orléans volaient autour du navire, caméras braquées sur la scène extraordinaire qui se jouait en bas. Hung-chang ignora tous les ordres lui demandant de mettre en panne. Incapables de rivaliser avec l’incroyable vitesse du navire sur les portions rectilignes du fleuve, les bateaux privés et le cotre des garde-côtes durent abandonner la poursuite.
Comme la nuit tombait, le premier vrai problème que dut affronter Hung-chang ne fut pas le rétrécissement du chenal navigable entre La Nouvelle-Orléans et Bâton Rouge qui passait de 300 à 150 mètres. Il était raisonnablement tranquille avec une profondeur de 12 mètres. Sa coque ne mesurait que 30 mètres en sa partie la plus large et se rétrécissait considérablement vers la ligne de flottaison. Hung-chang se dit que s’il avait pu passer le canal de Panama, les 60 mètres de chaque côté lui laissaient juste assez de dérive pour passer les courbes les plus serrées. C’était le passage sous les six ponts semés sur le fleuve qui lui donnait le plus de souci. Les eaux de printemps avaient ajouté plus de 4 mètres à la hauteur du cours, ce qui rendait le passage difficile.
Le United States passa de justesse sous les ponts de Crescent City Connection et Huey P. Long Bridge, raclant un peu leurs tabliers du haut de ses cheminées. Les deux ponts suivants, le Luling et le Gramercy, ne présentaient qu’un mince espace de moins de 3,60 mètres. Il ne restait plus à passer que le Sunshine Bridge à Donaldsonville et Hung-chang avait calculé que le United States pouvait se glisser tranquillement dessous avec 1,80 mètre de marge. Après cela, le transatlantique ne rencontrerait plus d’obstacle jusqu’au Mystic Canal, sauf bien sûr le trafic fluvial.
Une myriade de pensées dérangeantes commencèrent à envahir l’esprit de Hung-chang. Aucun vent fort ne risquait de faire dériver la course du navire. Ming Lin guidait le bateau à travers les méandres du fleuve avec maestria. Et, ce qui était plus important, la surprise viendrait de leur côté. Avant que les Américains réalisent ce qui arrivait, Hung-chang aurait conduit le navire à l’endroit exact où il détournerait l’eau du fleuve dans la brèche ouverte par explosion dans la digue avant que lui-même et son équipage ne sabordent le transatlantique. Juste après, ils seraient en l’air, sur le chemin de la sécurité de Sungari et le Sung Lien Star serait prêt à larguer les amarres et à attendre en haute mer. Plus le United States s’en approchait, plus ces soucis s’éloignaient.
Il sentit un tremblement inattendu du pont et se raidit, regardant rapidement Ming Lin, cherchant un signe d’erreur, une toute petite faute de jugement. Il ne vit que quelques perles de sueur sur le front du timonier et ses lèvres serrées. Puis les ponts se calmèrent et il n’y eut plus que le battement des moteurs qui, à nouveau, tournaient à grande vitesse pour avaler une ligne droite du fleuve.
Hung-chang était debout, les jambes écartées. Jamais encore il n’avait à ce point ressenti l’incroyable puissance du navire 240 000 CV, 60 000 pour chaque moteur, pour faire tourner les hélices massives qui, à leur tour, avalaient la rivière à la vitesse fabuleuse de 50 milles à l’heure, une vitesse que Hung-chang n’aurait jamais crue possible sur un navire qu’il commandait. U étudia son image reflétée sur la fenêtre avant du pont et vit un visage calme et détendu, sans le moindre signe de tension. Il sourit tandis que le navire passait devant une grande maison au bord de l’eau où un gros poteau levait très haut le drapeau de la Confédération. Bientôt, très bientôt, ce drapeau ne flotterait plus dans le vent sur le puissant Mississippi, mais sur une crique boueuse.
Le pont était étrangement calme. Hung-chang n’avait aucun ordre à donner quant à la course ou la vitesse. Ming Lin s’en occupait très bien, les mains soudées à la roue du gouvernail, les yeux fixés sur un large écran qui montrait le navire et ses relations avec le fleuve en une image tridimensionnelle transmise par des caméras à infrarouge montées sur la proue et les cheminées. Grâce à la science digitale, le bas de l’écran affichait aussi les changements de direction nécessaires et la vitesse recommandée, ce qui lui donnait une maîtrise du navire bien plus importante que s’il pilotait à vue et en plein jour.
— Nous avons un remorqueur poussant un train de dix péniches droit devant, annonça Ming Lin.
Hung-chang prit le radiotéléphone de bord.
— Au commandant du remorqueur approchant de St. James Landing. Nous allons vous doubler. Nous sommes 700 mètres derrière vous et vous dépasserons sur Cantrelle Reach, sur votre tribord. Nous avons 30 mètres au barrot et je vous suggère de nous laisser tout le passage nécessaire.
Il n’y eut pas de réponse du commandant inconnu du remorqueur, mais quand le United States s’engagea dans Cantrelle Reach, Hung-chang vit dans ses lunettes à vision nocturne que le remorqueur virait lentement sur bâbord, bien trop lentement. Son commandant n’avait pas écouté les informations depuis La Nouvelle-Orléans et ne pouvait donc imaginer qu’un monstre géant comme le United States le rattrapait à une vitesse incroyable.
— Il n’aura pas le temps de se ranger, dit calmement Ming Lin.
— Pouvons-nous ralentir ?
— Si nous ne le dépassons pas sur une ligne droite, ce sera impossible après, car nous entrons dans une série de courbes.
— Alors, c’est maintenant ou jamais. Ming Lin hocha la tête.
— Si nous dévions du passage programmé par l’ordinateur, nous risquons de mettre en péril toute l’opération. Hung-chang reprit le radiotéléphone.
— Commandant, je vous prie de virer rapidement sans quoi nous risquons de vous écraser. La voix du commandant répondit avec colère.
— Vous n’êtes pas propriétaire du fleuve, Charlie Brown ! Qui croyez-vous donc être pour nous menacer ?
Hung-chang secoua la tête avec lassitude.
— Je crois que vous feriez bien de jeter un coup d’œil derrière vous ! La réponse arriva avec un hoquet de surprise.
— Seigneur ! Mais d’où sortez-vous ?
Le remorqueur et ses péniches virèrent rapidement sur tribord. Bien qu’il le fît à temps, la grande vague créée par le super-transatlantique, dont la coque déplaçait plus de 40 000 tonnes d’eau en passant, s’abattit sur le remorqueur et les péniches, les balaya, les souleva et les déposa au sec au sommet de la digue.
En dix minutes, le navire contourna Point Houmas, du nom d’une tribu d’Indiens qui avaient autrefois vécu là, avant de passer en vitesse Donaldsonville et de traverser avec succès Sunshine Bridge. Tandis que les lumières du pont disparaissaient derrière le dernier coude du fleuve, Hung-chang s’offrit le luxe d’une tasse de thé.
— Plus que 12 milles et nous serons arrivés, dit Ming Lin.
Ce n’était pas un rapport, juste une affirmation aussi naturelle que s’il avait remarqué que le temps était beau.
— Vingt minutes, vingt-cinq au maximum.
Hung-chang finissait son thé quand un marin de veille sur l’aile de pont tribord passa la tête par la porte de la timonerie.
— Des avions, commandant. Ils approchent au nord. Au son, on dirait des hélicoptères.
Il avait souhaité une installation radar, mais Qin Shang, sachant que le United States faisait son dernier voyage, n’avait pas jugé la dépense nécessaire.
— Pouvez-vous me dire combien ?
— J’en compte deux qui descendent la rivière en ligne droite, répondit le marin en regardant par ses lunettes à vision nocturne.
« Inutile de paniquer », se dit Hung-chang. Ou bien il s’agissait d’appareils de la police qui ne pouvaient pas faire grand-chose de plus qu’exiger l’arrêt du navire, ou bien des reporters. Il leva ses lunettes de nuit et observa l’amont du fleuve. Alors les veines de son cou se tendirent. Il venait de reconnaître les hélicoptères de l’armée.
Au même moment, une longue rangée de projecteurs s’alluma, illuminant le fleuve comme en plein jour, et il vit un convoi de tanks blindés s’approcher de l’autre côté de la digue et diriger leurs canons vers le chenal où le navire allait bientôt passer. Hung-chang fut étonné de ne pas voir de lance-roquettes. Peu formé aux armes militaires, il ne reconnut pas les plus anciens tanks Ml Al de la Garde nationale, avec leurs canons de 105 mm. Mais il savait, en revanche, les dommages qu’ils pouvaient faire subir à un super-transatlantique non cuirassé.
Les deux hélicoptères, des Sikorsky Eagle H-76, se séparèrent et survolèrent le côté du navire à la hauteur du pont supérieur. L’un ralentit et fit du sur place au-dessus de la poupe tandis que l’autre virait pour se positionner à côté de la timonerie et l’éclairer d’un coup de projecteur.
Une voix amplifiée par haut-parleur éclata, plus forte que le bruit des pales du rotor.
— Mettez ce navire en panne immédiatement !
Hung-chang ne donna aucun ordre pour qu’on obéisse. La chance lui avait soudain tourné le dos. Les Américains avaient dû être avertis d’une façon ou d’une autre. Ils savaient ! Les maudits ! Ils savaient que Qin Shang avait l’intention de détruire la digue et d’utiliser le transatlantique comme barrage de dérivation.
— Arrêtez immédiatement, reprit la voix. Nous venons à bord pour saisir votre navire.
Hung-chang hésita, pesant les risques d’ouvrir le feu. Il compta six tanks alignés au sommet de la digue. À moins d’avoir des missiles à têtes puissantes, l’ennemi allait avoir du mal à couler le grand navire au canon seulement. Les gros moteurs, bien au-dessous de la ligne de flottaison, étaient à l’abri des armes de surface, il jeta un coup d’œil à sa montre. Le bayou Goula et Mystic Canal n’étaient qu’à 15 minutes. Il envisagea un instant d’arrêter le navire et de se rendre aux militaires américains. Mais il était engagé. Laisser tomber maintenant, c’était perdre la face. Il ne ferait rien qui pût déshonorer sa famille. Il décida de continuer.
Comme pour renforcer son engagement, l’un des soldats des forces spéciales chinoises tira un missile antiaviation à tête chercheuse avec un SA-7 russe portable à infrarouge sur l’hélicoptère en stationnement au-dessus de la poupe. À moins de 200 mètres, il était impossible de le manquer, même sans le système de tête chercheuse. Le missile frappa la flèche de l’hélicoptère derrière le fuselage et l’arracha. Le contrôle horizontal détruit, l’appareil se mit à tournoyer avant de tomber dans le fleuve et de couler. Cependant, les deux aviateurs et les dix hommes de troupe qu’il transportait réussirent à s’en dégager avant.
Les hommes du second hélicoptère volant à l’opposé du pont du transatlantique n’eurent pas autant de chance. Le missile suivant le transforma en une boule de feu et envoya les corps et le métal s’écraser dans le courant sombre. Là, leur tombe fut blanchie par l’écume s’échappant des hélices du navire.
Pendant cet épisode de mort et de destruction, Hung-chang et les combattants chinois ne remarquèrent pas le bourdonnement sourd approchant du haut du fleuve. Ils ne virent pas non plus les deux parachutes noirs qui cachèrent une seconde les étoiles dans le ciel nocturne. Tous les regards étaient braqués sur les canons menaçants des tanks, tous les esprits concentrés sur la possibilité d’échapper au feu dévastateur qui, ils le savaient, n’allait pas tarder à s’abattre sur eux.
Le commandant Hung-chang prit le téléphone de bord et appela calmement la salle des machines.
— En avant toutes, tous les moteurs, dit-il.
**
Six minutes auparavant, dans une cour d’école à 20 mètres du fleuve, Pitt et Giordino s’élançaient dans le ciel nocturne. Ayant revêtu leurs casques et leurs harnais, ils attachèrent les sangles des petits moteurs montés sur un appareil dorsal. Ensuite ils s’accrochèrent sous la voilure d’un parachute de 9 mètres de large avec plus de 50 cordes de suspensions, étalé sur l’herbe. Ils mirent en marche leurs petits moteurs de 3 CV qui avaient à peu près la même taille que des moteurs de tondeuses à gazon ou de scies à chaîne. Pour rester discrets, les collecteurs de gaz d’échappement avaient été spécialement assourdis et n’émettaient qu’un bruit très modéré. Les hélices, qui ressemblaient assez à de larges lames de ventilateur et étaient protégées par une cage métallique pour ne pas se prendre dans les cordes, commencèrent à mordre l’air. Pitt et Giordino firent quelques pas en avant en courant puis la poussée des moteurs prit le relais, les 20 m2 de toile se gonflèrent et les deux hommes s’élevèrent vers le ciel.
À part un casque d’acier et un gilet pare-balles, la seule arme que portait Giordino était l’Aserma Bulldog calibre 12 de Pitt, qu’il avait placé contre sa poitrine. Pitt, pour sa part, avait choisi son Colt automatique qui avait déjà connu tant de batailles. Des armes plus lourdes auraient empêché les parapentes et leurs minuscules moteurs de s’élever correctement. Il y avait aussi d’autres considérations. Leur mission n’était pas de s’engager dans un combat, mais d’atteindre la timonerie et de prendre le contrôle du navire. On comptait sur la section d’assaut de l’armée pour s’occuper de tout combat éventuel.
Trop tard, après avoir décollé, ils virent les deux hélicoptères de l’armée se faire massacrer.
Moins d’une heure après que le United States eut dépassé La Nouvelle-Orléans, Pitt et Giordino avaient rencontré le général Oskar Oison, le vieux condisciple du général Montaigne, commandant la Garde nationale de Louisiane, au quartier général de Bâton Rouge, capitale de l’État de Louisiane. Il avait formellement interdit à Pitt et à Giordino d’accompagner son groupe d’assaut, écartant leurs arguments selon lesquels ils étaient les seuls ingénieurs de marine sur les lieux qui soient familiarisés avec les ponts du United States et capables de prendre le contrôle de la timonerie et d’arrêter le navire avant qu’il atteigne le bayou Goula.
— C’est une affaire militaire, avait déclaré Oison en frottant les phalanges d’une de ses mains contre la paume de l’autre.
Pour un homme d’un peu plus de 55 ans, il paraissait jeune, confiant et plein d’allant. Il avait à peu près la même taille que Pitt, mais la panse plus arrondie, comme beaucoup d’hommes de son âge.
— Il y aura peut-être des blessés. Je ne peux permettre que des civils le soient et sûrement pas vous, monsieur Pitt, qui êtes le fils d’un sénateur des États-Unis. Je n’ai pas envie de me faire engueuler. Si mes hommes ne peuvent pas arrêter le navire, je leur ordonnerai de l’échouer.
— C’est tout ce que vous avez prévu après vous être emparé du bateau ? demanda Pitt.
— Quelle autre façon y a-t-il d’arrêter un navire aussi gros que l’Empire State Building ?
— Le United States est plus long que le fleuve n’est large sous Bâton Rouge. À moins que quelqu’un ne reste à la barre et sache manœuvrer les systèmes automatiques, le navire peut facilement échapper à tout contrôle et se mettre en travers du chenal avant d’enfoncer sa proue et sa poupe dans les berges. Cela ferait une barrière qui bloquerait effectivement tout trafic de péniches pendant des mois.
— Désolé, messieurs, mais je me suis engagé, dit Oison avec un sourire qui découvrit ses dents blanches régulières, mais espacées. Dès que le navire sera en lieu sûr, je vous autoriserai, vous et M. Giordino, à être transportés à bord. Après, vous ferez ce que vous devrez faire pour arrêter ce monstre et l’amarrer avant qu’il ne constitue une menace pour la circulation fluviale.
— Si ça ne vous fait rien, général, dit Pitt sans chaleur, Al et moi nous débrouillerons tout seuls pour monter à bord.
Oison ne saisit pas immédiatement ce que Pitt voulait dire. Le regard de ses yeux brun olive était perdu au loin. C’étaient les yeux d’un vieux cheval de bataille dont les naseaux n’avaient pas senti l’odeur de la bataille depuis vingt ans, mais qui reniflaient encore une fois le combat venir vers lui.
— Je vous préviens, monsieur Pitt, je ne tolérerai ni folie ni interférence.
Vous êtes tenu d’obéir à mes ordres.
— Puis-je vous poser une question, général ? demanda Giordino.
— Allez-y.
— Si votre équipe ne réussit pas à prendre le navire, qu’est-ce qui se passera ?
— Comme assurance, j’ai un escadron de six tanks M1A1, deux obusiers autopropulsés et un mortier de 106 mm qui se dirigent vers la digue à quelques milles en aval. C’est une puissance de feu suffisante pour faire sauter le United States et le réduire en miettes.
Pitt adressa au général Oison un regard très sceptique, mais ne prit pas la peine de répondre.
— Si nous en avons terminé, messieurs, j’ai une attaque à préparer.
Puis, comme un directeur d’école renvoyant ses élèves indisciplinés, le général Oison retourna dans son bureau dont il ferma la porte.
Le projet d’origine, qui consistait à se poser sur le navire après que le groupe d’assaut s’en fut emparé, était passé à la trappe en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire, comme se le dit ironiquement Giordino en volant à moins de 5 mètres derrière Pitt et un peu au-dessus. Il n’avait pas besoin d’un dessin pour savoir que leurs chances d’être atteints par les balles ou criblés par de petites molécules d’armes lourdes se situaient quelque part entre la forte possibilité et la certitude. Et comme si ces risques n’étaient pas encore assez gros, il fallait aussi envisager la possibilité d’un assaut de l’armée.
Se poser sur un navire en mouvement au coeur de la nuit sans se briser les os n’est pas une mince affaire. Face à cet atterrissage inconcevable, la plus grosse difficulté restait la vitesse de 40 milles à l’heure du navire opposée aux malheureux 25 milles auxquels se traînaient leurs parapentes. Il fallait se poser par vent arrière afin d’augmenter leur vitesse.
Ils pouvaient néanmoins diminuer les risques, raisonna Pitt, en volant vers l’aval pour arriver au-dessus du navire et faire des cercles pendant qu’il ralentissait pour passer le virage serré de la plantation Evan Hall.
Pitt portait des lunettes à verres jaunes pour lutter contre l’obscurité et comptait sur l’illumination ambiante des maisons et des voitures passant sur l’autoroute et les routes des deux côtés du fleuve pour guider sa descente. Bien qu’il fût parfaitement maître de la situation, il avait l’impression de tomber dans une profonde crevasse au fond de laquelle un abominable minotaure allait se jeter sur lui. Il voyait maintenant le navire géant, plus imaginé que réel, qui se matérialisait dans la nuit. Les cheminées paraissaient colossales et menaçantes.
Il n’avait droit à aucune erreur de jugement. Il résista à l’envie de tirer sur une suspente et virer de bord pour éviter de s’écraser dans la dure superstructure qui réduirait son corps en bouillie. Al, il en était affreusement certain, le suivrait sans un instant d’hésitation, quelles que soient les conséquences. Il parla à la radio attachée à son casque.
— Al ?
— Je suis là.
— Tu vois le bateau ?
— Comme si j’étais dans un tunnel de chemin de fer et que je regardais un train express m’arriver dessus.
— Il ralentit pour prendre le tournant. C’est la seule chance que nous aurons avant qu’il reprenne de la vitesse.
— Juste à temps pour le buffet, j’espère, dit Giordino qui n’avait pas eu de petit déjeuner et mourait de faim.
— Je vais virer à gauche et me poser sur le pont ouvert derrière la cheminée arrière.
— Je serai juste derrière toi, dit laconiquement Giordino. Fais attention aux manches à air et n‘oublie pas de faire un pas de côté pour me laisser la place. La résolution de Giordino était à la mesure de la loyauté qu’il ressentait pour son meilleur ami. Il allait sans dire qu’il aurait accompagné Pitt jusqu’au plus profond de l’enfer. Ils agissaient comme un seul homme, presque comme si chacun pouvait lire les pensées de l’autre. Maintenant, jusqu’à ce qu’ils se soient posés sur le pont du United States, ils n’allaient plus se parler. Ce n’était pas nécessaire.
N’ayant pas besoin de puissance pour atterrir, Pitt et Giordino arrêtèrent leurs petits moteurs pour éviter tout bruit pendant leur approche finale. Pitt se prépara à prendre son virage et tira fermement sur la suspente gauche pour entamer un tournant en épingle à cheveux. Sous leurs voilures, comme deux reptiles noirs volant à l’époque mésozoïque sur le point d’attaquer un sphinx au galop, ils survolèrent la digue est puis entamèrent un virage serré vers le navire approchant, calculant leur descente pour atterrir par l’arrière, un peu comme un vagabond courant vers la voie de chemin de fer pour attraper le dernier wagon d’un train de marchandise.
Aucun tir ne se produisit sur le navire. Aucun obus ne déchira la voilure de leurs parapentes. Aucun des hommes armés défendant le bateau ne les avaient vus, détectés ni entendus. Maintenant qu’ils avaient abattu les hélicoptères, les marins chinois ne s’occupaient plus de ce qu’ils considéraient comme un ciel vide.
Quand il aperçut le pont avec ses deux rangées de manches à air bas derrière l’immense cheminée, Pitt régla d’une main experte les deux basculeurs, ce qui mit la toile en perte de vitesse et la fit graduellement s’affaisser dans l’espace dégagé entre les manches à air. Son train d’atterrissage – ses jambes et ses pieds – toucha légèrement la surface du pont tandis que son parapente sans vie se posait avec un bruissement soyeux derrière lui. Sans prendre le temps de se réjouir d’avoir atterri sans dommage, il tira rapidement la voilure et le moteur en cage sur le côté. Trois secondes plus tard, Giordino descendait du ciel et faisait un atterrissage d’école moins de deux mètres plus loin.
— Est-ce le moment de dire « Pour le moment, ça va » ? dit Giordino à voix basse en enlevant son harnais et son équipement dorsal.
— Pas de blessure par balle et pas de fracture, murmura Pitt. Que pourrions-nous demander de plus ?
Ils avancèrent dans l’ombre de la cheminée et, tandis que Giordino sondait l’obscurité en cherchant un signe de vie, Pitt se mit sur une nouvelle fréquence à la radio de son casque et appela Rudi Gunn qui était avec les adjoints du shérif et une équipe d’experts militaires de démolition sur l’autoroute, au-dessus de Mystic Canal.
— Rudi, ici Pitt. Tu me reçois ?
Avant d’obtenir une réponse, il se raidit. Une salve de l’Aserma Bulldog se mêlait au tir en rafale d’un fusil automatique. Il se retourna et vit Giordino, un genou à terre, viser le tireur d’une cible invisible sur la partie arrière du pont.
— Les indigènes ne sont guère amicaux, dit Giordino très calmement. L’un d’eux a dû entendre mon moteur et venir voir.
— Rudi, réponds, je t’en prie ! dit Pitt d’une voix tendue. Merde ! Rudi, parle-moi !
— Je t’entends, Dirk, dit enfin la voix de Gunn, forte et précise dans les écouteurs du casque de Pitt. Êtes-vous sur le navire ?
Gunn venait de finir sa phrase quand Giordino tira deux autres coups de fusil.
— Ça commence à chauffer, dit-il. Je ne crois pas que nous devrions moisir ici.
— À bord et sains et saufs, répondit Pitt à la question de Gunn.
— Ce sont des coups de feu ? demanda la voix inimitable de l’amiral Sandecker à la radio.
— Al célèbre le 4 Juillet[43] avec un peu d’avance. Avez-vous trouvé et neutralisé les explosifs ?
— Mauvaise nouvelle sur ce point, dit sobrement Sandecker. L’armée a utilisé une faible charge pour faire sauter les portes menant au tunnel au bout du canal. Nous sommes entrés, mais les lieux étaient vides.
— J’ai perdu le fil, amiral !
— Je déteste apporter des mauvaises nouvelles, mais il n’y avait pas d’explosifs. Si Qin Shang a l’intention de creuser une brèche dans la digue, ce n’est nulle part par ici.
**
Il y avait beaucoup plus de lumière sur la digue de l’autoroute au-dessus de Mystic Canal. Des projecteurs portables et des feux clignotants éclairaient le fleuve et la campagne environnante. Huit véhicules de l’armée avec leurs peintures de camouflage se mêlaient aux douze voitures du shérif de la paroisse d’Iberville. Des barricades sur l’autoroute avaient détourné la circulation au nord et au sud sur près de 2 km.
Le groupe d’hommes debout près du véhicule de commande de l’armée avait l’air sombre. L’amiral Sandecker, Rudi Gunn, le shérif Louis Marchand, de la paroisse d’Iberville et le général Oison ressemblaient à des hommes qui errent dans le brouillard et ne trouvent pas la sortie. Le général Oison avait l’air tout spécialement exaspéré.
— Une histoire de fous ! grogna-t-il avec colère. Ayant appris que ses hélicoptères étaient en miettes et une douzaine de ses hommes probablement morts, il ne paraissait plus aussi fier.
— On nous a envoyés ici pour rien ! Tout ce baratin à propos de digues qui doivent sauter n’est qu’un mythe. Nous avons affaire à une bande de terroristes internationaux. C’est ça, notre vrai problème !
— Je suis forcé d’être d’accord avec le général, dit le shérif Marchand. Ce type n’était pas un débutant. Vêtu d’un uniforme élégant et bien coupé, il était brillant, urbain et très averti.
— Le projet de faire sauter la digue pour détourner le cours du fleuve n’est absolument pas plausible, poursuivit-il. Les terroristes qui ont volé le United States ont autre chose en tête.
— Ce ne sont pas des terroristes au sens habituel du mot, dit Sandecker. Nous savons qui est derrière l’opération et ils n’ont pas volé le navire. Il s’agit d’une affaire incroyablement complexe et très bien financée visant à détourner le cours du Mississippi vers le port de Sungari.
— Ça a l’air d’un rêve fantastique, répondit le shérif. Qu’a-t-on fait pour évacuer les habitants de la vallée de l’Atchafalaya ?
— Tous les shérifs et tout le personnel militaire alertent en ce moment les fermes, les villes et tous ceux qui sont sur le chemin d’une inondation possible. Ils leur ordonnent de se réfugier sur des terrains plus élevés, répondit le shérif. Si des vies sont menacées, nous espérons réduire les dégâts au minimum.
— La plupart des gens ne seront pas prévenus à temps, dit sérieusement Sandecker. Quand cette digue explosera, toutes les morgues d’ici à la frontière texane feront des heures supplémentaires.
— Si vos conclusions sont correctes, dit Marchand, et je prie Dieu que vous et le commandant Gunn vous trompiez, il est déjà trop tard pour que nous cherchions les explosifs du haut en bas du fleuve avant que le navire arrive dans...
— Prévoyez quinze minutes, le coupa Sandecker.
— Le United States n’arrivera jamais jusqu’ici, pérora Oison. (Il regarda sa montre.) Mon groupe de gardes nationaux sous le commandement efficace du colonel Bob Turner, un vétéran décoré de la guerre du Golfe, devrait être en place et prêt à tirer depuis la digue à bout portant dès maintenant.
— Vous pourriez aussi bien envoyer des abeilles attaquer un grizzly, ironisa Sandecker. Entre le moment où il passera devant votre tir de barrage et celui où il disparaîtra derrière le tournant suivant, vos hommes n’auront que huit ou dix minutes. En tant que marin, je peux vous assurer que 50 canons n’arrêteront pas un navire de la taille du United States en un temps aussi court.
— Nos canons à haute vitesse capables de transpercer les blindages feront ça en un rien de temps, protesta Oison.
— Le transatlantique n’est pas un bateau de guerre et n’est pas cuirassé, monsieur. La superstructure n’est pas en acier, mais en aluminium. Vos obus anti-blindage transperceront le navire de part en part sans exploser, à moins que, par un coup de chance, ils ne frappent une poutre de support. Vous feriez bien mieux de tirer des obus à fragmentation.
— Que le navire survive ou non aux tirs de l’armée importe peu, dit Marchand. Le pont de Bâton Rouge a été étudié et construit à peu de hauteur pour empêcher les transatlantiques de poursuivre leur route plus loin en amont du Mississippi. Le United States devra s’arrêter ou se détruire.
— Vous n’avez toujours rien compris, se lamenta Sandecker. Ce navire fait plus de 40 000 tonnes. Il passera votre pont comme un éléphant enragé à travers une serre.
— Le United States n’atteindra jamais Bâton Rouge, maintint Gunn. L’endroit où nous sommes est l’endroit exact où Qin Shang a l’intention de faire sauter la digue et où il sabordera le navire pour en faire un barrage de dérivation.
— Alors, où sont les explosifs ? demanda Oison avec insolence.
— Si ce que vous dites est vrai, messieurs, dit Marchand, pourquoi ne lanceraient-ils pas tout simplement le navire contre la jetée ? Est-ce que ça ne provoquerait pas une ouverture aussi facilement que ces explosifs ?
Sandecker hocha la tête.
— Ça coupera peut-être la digue, shérif, mais le navire bouchera le trou qu’il a fait.
À peine l’amiral eut-il fini sa phrase que le bruit d’une canonnade éclata à quelques kilomètres au sud. L’autoroute trembla quand les canons rugirent à l’unisson, leurs éclairs illuminant jusqu’à l’horizon. Tout le monde s’arrêta sur l’autoroute pour regarder l’aval en silence. Les plus jeunes, qui n’avaient pas connu la guerre et qui n’avaient jamais entendu un tir de barrage, étaient très excités. Les yeux du général Oison brillèrent comme ceux d’un homme regardant une très belle femme.
— Mes hommes ont ouvert le feu sur lui, dit-il avec impatience. Maintenant, vous allez voir ce que peut faire un tir concentré à bout portant.
Un sergent arriva en courant du camion de commande et salua réglementairement le général Oison.
— Monsieur, les soldats et les policiers veillant au barrage nord de l’autoroute disent que deux semi-remorques ont percuté le barrage à grande vitesse et se dirigent par ici.
Tous se retournèrent machinalement et regardèrent vers le nord où deux gros camions côte à côte se dirigeaient à toute vitesse vers les bretelles sud de l’autoroute. Les voitures de patrouille du shérif les poursuivaient, sirènes hurlantes et gyrophares clignotants. Une voiture de patrouille coupa la route à l’un des camions et ralentit pour l’obliger à stopper, mais le chauffeur du camion fonça délibérément sur la voiture de patrouille dont il percuta l’arrière, l’envoyant voler sauvagement hors de la route.
— L’imbécile ! aboya Marchand. Il ira en prison pour ça ! Seul Sandecker comprit immédiatement le danger.
— Dégagez la route ! cria-t-il à Marchand et Oison. Pour l’amour du ciel, dégagez la route ! Alors Gunn comprit.
— Les explosifs sont dans ces camions ! hurla-t-il.
Oison resta muet de choc et d’incompréhension. Sa première réaction, sa conclusion instantanée, fut que Gunn et Sandecker étaient devenus fous. Pas Marchand. Il répondit sans hésitation et ordonna à ses agents de dégager la route en vitesse. Enfin, Oison sortit de sa transe et cria l’ordre à ses subordonnés d’aller se garer à bonne distance. Malgré le monde encombrant l’autoroute, les gardes et les policiers se précipitèrent sur leurs voitures et leurs camions et, accélérant autant qu’ils le pouvaient, laissèrent cette partie de la route complètement vide en moins de soixante secondes. Leur réaction fut aussi immédiate qu’instinctive dès qu’ils eurent compris le danger. Les camions étaient maintenant visibles et se rapprochaient rapidement. Il s’agissait de semi-remorques, des monstres à 18 roues capables de transporter des chargements de plus de 4 tonnes. Leurs flancs étaient vierges d’enseignes ou de marques. Il semblait impossible de les arrêter. Les chauffeurs, penchés sur leurs volants, étaient apparemment prêts à se suicider.
Leurs intentions devinrent évidentes quand ils freinèrent brusquement sur la bretelle adjacente à Mystic Canal, l’un d’eux se mettant en travers de la bande centrale de l’autoroute. Sans que personne l’ait vu ou entendu venir pendant ces événements, un hélicoptère apparut dans l’obscurité et se posa entre les camions. Les chauffeurs sortirent en sautant de leurs cabines, coururent jusqu’à l’appareil et se jetèrent à l’intérieur. Presque avant que le dernier chauffeur eût quitté le sol, le pilote remit son appareil en l’air, le fit virer de presque 90 degrés et disparut dans la nuit à l’ouest, vers l’Atchafalaya.
En fonçant vers le sud sur la banquette arrière de la voiture de Marchand, Sandecker et Gunn se retournèrent pour regarder par la lunette arrière. Au volant, Marchand ne cessait de surveiller l’autoroute et les véhicules coulant autour de lui dans le rétroviseur extérieur.
— Si seulement les démolisseurs militaires avaient eu le temps de désamorcer les explosifs !
— Il leur aurait fallu une heure rien que pour trouver et comprendre le mécanisme de mise à feu, dit Gunn.
— Ils ne vont pas faire sauter la digue tout de suite, dit Sandecker. Pas avant l’arrivée du United States.
— L’amiral a raison, confirma Gunn. Si la digue saute avant que le United States ait pu se mettre en position pour détourner le fleuve, suffisamment d’eau du Mississippi passera dans le canal et le navire aura la quille dans la vase.
— Il y a encore une petite chance, dit Sandecker. Pouvez-vous joindre le général Oison sur votre radio ? demanda-t-il à Marchand en lui tapant sur l’épaule.
— Oui, à condition qu’il soit à l’écoute.
Il prit le micro et commença à demander à Oison de répondre. Après qu’il eut plusieurs fois répété la demande, une voix répondit enfin.
— Caporal Welch, dans le camion de commandement. Je vous entends, shérif. Je vous passe le général. Il y eut un silence ponctué de quelques craquements puis Oison répondit.
— Que voulez-vous, shérif ? Je suis occupé à lire les rapports du combat de mes tanks.
— Un moment, monsieur, l’amiral Sandecker veut vous parler. Sandecker se pencha sur la banquette avant et prit le micro.
— Général, avez-vous un appareil en l’air ?
— Pourquoi ?
— Je pense qu’ils ont l’intention de faire sauter les explosifs par radio depuis l’hélico qui a pris les chauffeurs.
La voix d’Oison parut soudain vieillie et très fatiguée.
— Désolé, amiral. Les seuls appareils dont je disposais étaient les deux hélicoptères. Maintenant, eux et les hommes qui les occupaient ne sont plus là.
— Ne pouvez-vous appeler un jet de la base de l’Air Force la plus proche ?
— Je peux essayer, répondit Oison, mais rien ne dit qu’ils pourront décoller et arriver ici à temps.
— Je comprends, merci.
— Ne vous inquiétez pas, amiral, dit Oison qui n’avait rien perdu de son assurance. Le navire ne passera pas mes tanks.
Mais cette fois, il n’avait plus l’air aussi sûr de ce qu’il avançait.
Le tir du canon en aval arriva comme un glas tandis que le United States présentait son flanc aux canonniers dans les tanks. Ce que le général Oison ignorait, c’est que le combat n’était pas mené d’un seul côté.
Sandecker rendit le micro à Marchand et s’affaissa sur son siège, un air de défaite et d’angoisse dans le regard.
— Ce salaud de Qin Shang s’est montré plus malin que nous et nous ne pouvons plus rien faire que de rester là, impuissants, à regarder mourir tous ces gens, dit Gunn. Et n’oublions pas Al et Dirk. Ils doivent être entre le feu des Chinois et celui des obusiers d’Oison.
— Dieu leur vienne en aide, murmura Sandecker. Dieu vienne en aide à tous ceux qui vivent près de l’Atchafalaya si le United States arrive à surmonter ce chaos.
**
Le United States ne vacilla pas. Il frissonna simplement quand les canons, sur les tourelles des six tanks, ouvrirent le feu sur lui avec des éclairs qui se répercutèrent jusqu’au ciel. À moins de 200 mètres, il était impossible de le manquer. Comme par magie, des trous noirs irréguliers apparurent dans les cheminées et les ponts supérieurs qui avaient autrefois abrité des salons, des cinémas et la bibliothèque. Comme l’avait prévu l’amiral Sandecker, les tirs de la première salve des canons de 120 mm furent inefficaces. Les obus capables de percer une plaque de blindage traversèrent les cloisons en aluminium comme du carton et allèrent s’enterrer dans les marécages, au-delà de la digue, sur la rive ouest, et explosèrent sans faire de dégâts.
Les obus de mortier de 106 mm tirés par les lanceurs de M125 montèrent vers le ciel et redescendirent en pluie sur les ponts ouverts, creusant des cratères sur les ponts les plus bas, mais sans causer de sérieux dommages. Pour les obus à toute épreuve de 155 mm à fragmentation hautement explosive, que crachaient les obusiers Paladin automatiques, ce fut une autre histoire. Leur feu battit sans merci le transatlantique, causant une importante destruction, mais sans affecter cependant ses organes vitaux, au plus profond de sa coque.
Un obus laboura ce qui avait été la salle à manger principale, au centre de la coque, et explosa, démolissant les cloisons et le vieil escalier. Un autre explosa contre la base du mât avant et le coucha littéralement. Le grand navire surmonta l’assaut. Alors ce fut au tour des armes chinoises des combattants professionnels, préparés à toute confrontation tactique quels que soient les risques. La bataille n’allait pas être réservée à un seul camp. Pas question de tendre l’autre joue après le premier soufflet.
Leurs lance-missiles, bien que chargés d’armes terre-air et non d’antichars, se déchaînèrent. L’un frappa le tank de tête sans pénétrer son blindage, mais éclata contre le fût du canon de 120 mm, qu’il mit hors d’usage. Il tua aussi le commandant du char, debout dans sa tourelle pour observer le résultat du barrage et qui ne s’attendait pas à une riposte. Un autre projectile frappa l’ouverture circulaire du toit du porteur de mortier, tuant deux hommes, en blessant trois et mettant le feu au véhicule.
Le colonel Robert Turner, dirigeant l’attaque depuis son véhicule de commande XM4, ne comprit pas immédiatement l’ampleur de sa mission. La dernière chose qu’il aurait imaginée, c’était que le vieux transatlantique allait riposter. « C’est tout à fait scandaleux ! » pensa-t-il. Il appela immédiatement Oison et l’informa d’une voix choquée :
— Nous prenons des coups, général ! Je viens de perdre mon mortier !
— Qu’utilisent-ils ? demanda Oison.
— Des lance-roquettes ! Ils nous tirent dessus du bateau ! Heureusement, leurs missiles n’ont pas l’air efficaces contre les blindages. Mais j’ai des blessés.
Tandis qu’il parlait, un autre missile brisa les chenilles d’un autre char, mais ses servants ne cessèrent de tirer, frappant le navire qui avançait rapidement.
— Quel est le résultat de votre pilonnage ?
— Des dégâts sévères de la superstructure, mais rien qui les empêche de poursuivre leur route. C’est comme si nous tirions sur un rhinocéros avec des fusils à air comprimé.
— N’arrêtez pas ! ordonna Oison. Je veux que l’on stoppe ce navire ! Alors, presque aussi soudainement que les missiles avaient été lancés depuis le navire, les tirs cessèrent. On n’en connut la raison que plus tard. Pitt et Giordino, risquant leur vie pour arrêter la riposte, venaient de tuer les deux servants chinois des lance-roquettes.
Traversant le pont en rampant pour éviter l’ouragan d’obus et pour se protéger des tirs des Chinois qui avaient découvert leur présence, ils contournèrent l’énorme cheminée arrière et restèrent à plat ventre, jetant un coup d’œil prudent au pont inférieur où se trouvaient autrefois les canots de sauvetage et dont les portemanteaux étaient maintenant vides. Presque au-dessus d’eux, quatre soldats chinois étaient accroupis derrière une paroi d’acier, occupés à recharger et à tirer leurs missiles sans se préoccuper des explosions autour d’eux.
— Ils sont en train d’assassiner nos gars sur la digue, cria Giordino dans l’oreille de Pitt qui eut du mal à entendre dans l’enfer sonore qui emplissait la nuit.
— Prends les deux de gauche, répondit Pitt en hurlant à son tour. Je me réserve les autres.
Giordino visa soigneusement avec le fusil de chasse et tira deux fois. Les deux victimes ne surent jamais ce qui les avait frappés. Ils tombèrent sur le pont comme des poupées de chiffons presque en même temps que le Colt de Pitt abattait leurs camarades à quelques mètres d’eux. Maintenant, à part quelques tirs visant les militaires qui sortaient la tête de leurs tourelles, aucun missile ne partit plus du navire.
Pitt prit le bras de Giordino pour attirer son attention.
— Nous devons atteindre le pont...
Sa phrase fut arrêtée par une affreuse douleur, ses bras et ses jambes soudain soulevés tandis que son corps était catapulté contre un manche à air, ses poumons comme vidés. Un grondement terrible résonna dans ses oreilles tandis que le pont explosait sous lui avec une force énorme. Un obus venait de s’écraser dans les cabines de l’équipage, en dessous, et d’éclater en laissant un trou profond rempli de morceaux de métal déchiré. Presque avant que les derniers débris soient retombés, Pitt tentait de repousser le noir qui obscurcissait sa vision. Avec une lenteur désespérante, il réussit à s’asseoir. Les lèvres coupées et en sang, il murmura :
— Maudits militaires !
Mais il savait bien qu’ils ne faisaient que leur travail en luttant pour leur vie, et qu’ils le faisaient bien.
Le brouillard disparut peu à peu dans sa tête, mais il avait encore devant les yeux des éclairs aveuglants blancs et oranges. Il s’aperçut que Giordino était étendu en travers de ses jambes. Il lui secoua l’épaule.
— Al, tu es blessé ?
Giordino cligna des paupières, ouvrit un œil noir attristé et le regarda.
— Blessé ? J’ai l’impression qu’un tracteur m’est passé sur le corps.
Tandis qu’ils reprenaient leurs esprits, une autre vague d’obus frappa le navire. Les chars avaient abaissé leurs tirs maintenant, et arrosaient la coque d’acier. Leurs explosifs antiblindage commencèrent à faire mouche, pénétrant les plaques d’acier avant de s’écraser dans quelques-unes des mille cloisons du navire et d’exploser. Un des obusiers fit mouche sur le pont et bientôt la structure ne fut plus qu’un amas de morceaux de métal, comme si un géant l’avait hachée au fendoir.
Le navire supporta sans broncher cet enfer, toujours aussi effrayant face aux tireurs qui rechargeaient et tiraient avec un calme incroyable. Les gardes nationaux, qu’on traitait souvent de combattants du dimanche, luttaient comme des vétérans. Mais, telle une baleine blessée qui se secoue pour se débarrasser des harpons et continue sa course, le United States avalait la punition qu’on lui infligeait sans rien perdre de sa vitesse.
Le navire avait presque passé le goulet, maintenant. Désespérément, les forces armées sur la digue déclenchèrent un dernier mur de tirs dévastateurs qui déchira la nuit. Un crescendo d’explosions fit trembler le transatlantique autrefois si fier. Il n’y eut pas d’incendie, pas de champignons de flammes et de fumées. Son concepteur Francis Gibbs aurait été attristé par ses mutilations, mais ravi que sa manie de la protection contre le feu lui ait permis de résister à toute tentative faite pour réduire son chef-d’œuvre en un amas de ferrailles brûlantes.
Dans son véhicule de commandement, le colonel Turner regarda avec frustration la poussée irrésistible de la poupe qui disparaissait dans la nuit.
Sans prévenir, trois silhouettes sortirent de l’ombre et se précipitèrent vers Pitt et Giordino. Une pluie de balles traversa le pont. Giordino chancela, mais reprit son équilibre et tira une salve du calibre 12 de l’Aserma. Un Chinois s’effondra, mais sans lâcher la détente de sa Kalachnikov de fabrication chinoise, une mitraillette automatique AKM. Puis les quatre hommes restant tombèrent les uns sur les autres en une mêlée de corps. Pitt sentit le canon d’un fusil lui pénétrer les côtes, mais il le détourna d’un coup un millième de seconde avant que les balles passent en sifflant près de sa hanche. Il frappa son adversaire de la crosse de son Colt, une fois, deux fois, trois fois et le laissa assommé sur le pont. Sans s’occuper de ses blessures, Giordino lança son fusil contre la poitrine de son assaillant en même temps qu’il appuyait sur la détente. Le canon de l’Aserma cracha avec un grondement assourdi qui envoya le Chinois sur le dos comme s’il avait été renversé par un cheval galopant en sens inverse. Alors seulement le courageux petit Italien se laissa tomber sur le pont. Pitt se pencha sur son ami.
— Où es-tu touché ?
— Le salaud m’a eu à la jambe, au-dessus du genou, répondit Giordino en un grognement rauque. Je crois qu’elle est cassée.
— Laisse-moi regarder. Giordino le repoussa.
— Laisse tomber. Va sur le pont et arrête ce rafiot avant que la digue saute. C’est pour ça que nous sommes ici, dit-il avec une grimace de douleur. Il ne restait que deux milles à couvrir et cinq minutes pour atteindre le but. Alors Pitt chargea comme un démon, traversant les débris amoncelés pour atteindre la timonerie. Il se fraya un chemin dans une balle de cordages laissée par le mât abattu et s’arrêta soudain, sidéré. La structure du pont avait disparu. Il n’y avait plus rien qui la rappelât. Les murs de la timonerie paraissaient s’être effondrés, mais par miracle, la console intérieure avait résisté sans trop de dommages. Le corps du commandant Li Hung-chang était étendu sur le sol couvert de morceaux de verre et de métal. Les yeux étaient ouverts et fixes et quelques taches de sang maculaient son uniforme. Il paraissait regarder par le toit disparu les étoiles dans le ciel. Pitt comprit qu’il était mort de commotion.
Le timonier était encore debout, ses mains inertes agrippant la barre. On aurait dit qu’une malédiction diabolique lui avait refusé de tomber à côté de son commandant. Pitt vit avec horreur que sa tête avait disparu, arrachée nettement de ses épaules.
Il regarda par la fenêtre du pont cassée le Mystic Canal qui n’était qu’à 1 500 mètres. En bas, l’équipage avait abandonné la salle des machines et se précipitait vers les ponts ouverts, attendant d’être récupérés par les hélicoptères.
Tous les tirs avaient cessé maintenant et le tumulte meurtrier avait fait place à un silence inimaginable et feutré. Les mains de Pitt jouèrent sur les leviers et les interrupteurs de la console, essayant frénétiquement de couper l’alimentation du navire. Mais sans un chef mécanicien pour relayer les commandes, les énormes turbines ignorèrent ses tentatives pour les arrêter. Aucune puissance au monde ne pouvait stopper le United States maintenant. Sa masse énorme et son incroyable élan le conduisaient. Dans un dernier mouvement Ming Lin avait commencé à tourner le gouvernail et envoyé le navire sur un angle oblique, sur la direction prévue pour le sabordage, suivant les instructions de Qin Shang. Sa proue approchait déjà de la berge est du fleuve.
Pitt savait que les charges explosives, tout en bas dans les cales du navire, étaient réglées pour couler le bateau d’ici à quelques minutes. Il ne perdit pas de temps à regarder le fantôme étêté à la barre. Poussant le corps mutilé, il prit la roue au moment exact où les camions sur l’autoroute, maintenant à quelques centaines de mètres, explosaient avec un bruit fantastique qui fit trembler le sol et bouillonner la rivière. Pitt sentit les aiguilles glacées du désespoir dans sa colonne vertébrale. Il sentit une rage passagère l’envahir. Mais sa volonté, son extrême résistance ne lui permettraient jamais de s’avouer battu. Il avait une sorte de sixième sens à force d’avoir bravé tant de fois la mort au cours des années. La peur du désespoir venait et repartait. Il oublia tout sauf ce qu’il devait faire.
Profondément concentré, il saisit la barre et la tourna désespérément pour envoyer le navire dans une nouvelle direction avant que ses cales n’explosent.
De nouveau sur le pont, sous les cheminées colossales où Pitt l’avait laissé, Al Giordino se redressa contre la base d’un manche à air. La douleur de sa jambe n’était plus maintenant qu’une douleur sourde. Des silhouettes apparurent soudain, habillées des pieds à la tête d’un vêtement noir comme la nuit. Pensant qu’il était mort et mêlé aux corps éparpillés sur le pont, ils passèrent près de lui en courant et l’ignorèrent. Pendant qu’il était là, immobile, un hélicoptère sombre sortit soudain de l’obscurité et fonça vers la digue est. Le pilote ne perdit pas de temps à faire du surplace, mais plongea directement, manquant de peu le bastingage arrière et se posant sur le même pont, derrière la cheminée arrière, là où Giordino et Pitt avaient posé leurs parapentes. Presque avant que les roues de l’appareil aient touché le pont, les hommes de Qin Shang émergeaient de la porte ouverte dans le fuselage.
Giordino vérifia le chargeur de son Aserma. Il restait sept balles de calibre 12. Se penchant sur le côté, il tendit le bras et saisit une Kalachnikov AKM qu’un des défenseurs morts avait abandonnée. Sortant le chargeur, il constata qu’il ne manquait qu’un quart des munitions. Il remit le chargeur dans le magasin. Grimaçant de douleur, il lutta pour se mettre sur un genou et il visa l’hélicoptère avec l’Aserma, gardant l’AKM en soutien.
Ses yeux ne cillèrent pas, son visage resta immobile. Il n’eut aucune sensation de froid, aucune pensée de vengeance. Rien qu’un sentiment de détachement. Ces hommes n’avaient rien à faire ici. Ils venaient pour tuer et pour détruire. Pour Giordino, les laisser échapper sans les punir serait un crime en soi. Il regarda les hommes dans l’hélicoptère qui commençaient à rire, satisfaits, croyant avoir gagné sur ces stupides Américains. Giordino devint fou de colère, plus fou qu’il ne l’avait jamais été.
— Oh ! Combien je vous hais ! murmura-t-il.
Le dernier homme étant descendu, le pilote souleva l’appareil verticalement. Ralenti par son propre souffle d’air, il resta quelques instants immobile avant de glisser sur le côté et de se diriger vers l’est. À cet instant précis, Giordino ouvrit le feu, envoyant ses balles l’une après l’autre dans les moteurs à turbine montés sous le rotor. Il vit les projectiles de calibre 12 creuser des trous dans les capotages sans qu’il se passe rien.
Il tira sa dernière balle, lâcha l’Aserma et saisit l’AKM. Un mince filet de fumée sortait maintenant de la turbine gauche, mais l’hélicoptère ne paraissait pas avoir subi de dommage important. L’arme chinoise n’avait pas de viseur à laser infrarouge et Giordino n’utilisa pas le viseur de nuit monté sur le canon. Une cible aussi grosse, à cette distance, il était difficile de la manquer ! Il regarda le gros oiseau sur le point de disparaître et appuya sur la détente en semi-automatique.
Lorsque le dernier projectile eut atteint son but, Giordino ne put qu’espérer avoir suffisamment abîmé l’appareil pour qu’il n’atteigne jamais sa destination. L’hélicoptère parut s’immobiliser avant de tomber en arrière, la queue baissée. Il était incontrôlable maintenant, c’était clair, et des flammes sortaient de ses deux turbines. Puis il tomba comme une pierre, s’écrasa sur le pont arrière et explosa en un mur de flammes compactes qu’il envoya très haut dans le ciel. En quelques secondes, la proue devint un enfer ardent, irradiant de feu et de chaleur avec l’énergie d’un fourneau chauffé à blanc. Giordino jeta le fusil tandis que la douleur de sa jambe revenait avec violence. Il contempla l’incendie avec satisfaction, suivant des yeux la langue de flammes qui se perdait vers le ciel.
— Oh ! Merde ! murmura-t-il doucement, j’ai oublié les marshmallows[44].
**
L’explosion assourdit les soldats et les adjoints du shérif qui s’étaient arrêtés à 800 mètres des deux camions semi-remorques. Le ciel parut se déchirer en une violente convulsion d’air comprimé tandis que l’horrible détonation arrachait le coeur de la digue. Quelques secondes plus tard, l’éruption de la vague de pression les assomma et fut suivie par une explosion de poussière de la digue et du béton de l’autoroute. Puis des morceaux de métal brûlant provenant des camions en pièces se mirent à pleuvoir sur un monde de chaos. Comme si on en avait donné l’ordre, tout le monde se cacha derrière ou sous un véhicule pour éviter l’orage de débris.
Sandecker leva un bras pour protéger ses yeux de l’éclair aveuglant et des retombées de fragments. L’air paraissait épais et chargé d’électricité tandis qu’un énorme grondement martelait ses oreilles. Une immense boule de feu s’éleva puis se gonfla en un vaste champignon qui s’étira dans le ciel avant de se transformer en un nuage tourbillonnant qui cacha les étoiles.
Alors tous les regards se tournèrent vers ce qui avait été une digue, cent mètres d’autoroute et deux gros camions. Tout avait été désintégré. Aucun des spectateurs pétrifiés de choc ne s’attendait à l’horrible spectacle qui tombait comme une avalanche sur les restes disparus de la digue. Comme un seul homme, ils se tenaient là, abasourdis par la réverbération fracassante dans leurs oreilles qui, diminuant peu à peu, laissa la place à un son bien plus terrifiant, un son incroyablement fort et sifflant, celui d’un mur d’eau bouillonnante se déversant dans les bras ouverts du Mystic Canal, ouvert par Qin Shang précisément pour cette occasion.
Pendant une minute qui parut terriblement longue, ils contemplèrent le spectacle sans y croire, les yeux écarquillés, hypnotisés par cette cataracte si violente que nul ne pouvait l’imaginer sans l’avoir vue. Ils assistèrent, impuissants, à la chute de millions de litres d’eau dans la brèche de l’autoroute et de la digue, poussés par les lois naturelles de la gravité, par la force du courant et la masse du fleuve. Cela explosa en une muraille vivante dont rien ne pouvait arrêter l’élan et qui entraînait le flux principal du Mississippi.
Le grand raz de marée dévastateur était en route, l’oubli était en cours.
Contrairement aux raz de marée océaniques, il n’y eut pas de creux. Derrière la crête de la vague, la masse fluide avançait sans aucune distorsion, sa texture lisse et mouvante s’élevant avec une incommensurable énergie.
Ce qui restait de la ville abandonnée de Calzas fut inondé et balayé. Avec ses 9 mètres de haut, la masse bouillonnante, irrésistible, s’engouffra dans les marécages et se dirigea vers les rives de l’Atchafalaya. Un petit canot à moteur avec ses quatre occupants, du mauvais côté du fleuve, au mauvais moment, fut précipité dans la brèche où il plongea vertigineusement dans le maelström et disparut. Aucune action humaine n’était plus capable d’arrêter la muraille furieuse d’eau incontrôlable qui se précipitait à travers la vallée avant de se diriger vers le golfe où son flot boueux serait absorbé par la mer.
Sandecker, Oison et les autres, sur l’autoroute, ne pouvaient que suivre le désastre de cauchemar, comme les témoins oculaires du déraillement d’un train, incapables d’appréhender l’énormité du cataclysme pouvant démolir le béton, le bois, l’acier et la chair humaine. Ils regardèrent en silence ce qui promettait de s’achever en une inévitable calamité, leurs visages tendus en masques hébétés. Gunn frissonna et détourna les yeux vers le Mississippi.
— Le navire ! cria-t-il dans le bruit de l’inondation. Le navire ! Il montrait du doigt quelque chose, très excité.
À peu près à la même minute si chargée de terreur, le United States passait à toute vitesse. Hypnotisés par le spectacle terrifiant du raz de marée déchaîné, ils avaient oublié le navire. Leurs regards se tournèrent dans la direction qu’indiquait Gunn et ils virent une silhouette noire et allongée émerger de la nuit, un monstre tangible né de l’obscurité. Sa superstructure, à l’avant et à l’arrière, avait disparu sous les coups des obus et n’était plus qu’un tas emmêlé de débris indescriptibles. Son mât arraché, ses cheminées trouées et battues, il avait de grandes brèches de métal tordu dans les flancs de sa coque.
Mais il avançait cependant, poussé par ses gros moteurs, attentif à ajouter son poids à la dévastation. Rien ne pouvait l’arrêter. Il passa près d’eux à une vitesse incroyable, son avant ouvrant de larges murailles d’eau tandis qu’il remontait le courant à pleine puissance. En dépit du fait qu’il ait été utilisé pour semer la mort et la destruction, il était vraiment magnifique. Aucun des hommes qui le virent ce soir-là ne pourrait jamais oublier qu’il avait assisté à la mort d’une légende. Aucune tragédie n’eut jamais de dernier acte d’un tel apogée.
Ensorcelés, ils regardaient, s’attendant à voir la coque tourner et s’incliner à travers la rivière afin de jouer le rôle qui lui avait été attribué et devenir un barrage destiné à chasser les eaux du Mississippi du cours qui avait à tout jamais été le sien. Leur conviction parut se réaliser quand des trombes d’eau éclatèrent le long de sa coque.
— Sainte Mère de Dieu ! murmura Oison, choqué. Ils ont fait sauter les charges et il coule !
Le minuscule souffle d’espoir qu’ils avaient pu abriter encore de voir le corps des Ingénieurs endiguer le flux disparut tout à fait lorsque le gros transatlantique commença à s’installer dans l’eau.
Mais le United States n’était pas dirigé comme il aurait fallu pour que sa proue s’enfonce dans la berge et que sa proue s’incline vers l’ouest en travers du fleuve. Il courait tout droit au centre du chenal principal, virant très lentement vers les chutes qui grondaient en passant la brèche.
Pitt serrait de toutes ses forces la roue du gouvernail positionné sur l’arrêt. Il avait tourné la roue autant qu’il l’avait pu. Sa détermination réfléchie ne pouvait rien de plus. Il sentit le navire trembler quand les explosifs creusèrent de grands trous dans les cales et il se maudit d’être incapable de contrôler la vitesse ou d’inverser d’une façon ou d’une autre les hélices bâbord pour obliger le navire à prendre un virage plus serré. Mais le système de contrôle automatique avait été endommagé par les tirs de l’armée de sorte que, sans équipage dans la salle des machines, il était impossible de faire appliquer les changements de direction souhaités. Enfin, avec une torturante lenteur, presque miraculeusement, il vit la proue se redresser peu à peu sur bâbord.
Pitt sentit son coeur battre très fort. Imperceptiblement d'abord, mais davantage à mesure que l’angle augmentait, le courant du fleuve se mit à pousser un peu sa proue tribord vers le côté. Ce fut comme si le United States refusait d’abandonner et de rentrer dans l’Histoire avec une tache aussi sombre sur sa remarquable légende. Il avait vécu quarante-huit longues années sur les mers du globe et, contrairement à ses frères transatlantiques qui allaient tranquillement au chantier de démolition, lui n’allait pas de bon gré à la mort, mais résistait de toute son âme, jusqu’à la fin.
Infailliblement, comme si Pitt le lui avait ordonné, l’étrave de la proue pénétra dans la pente raide au bord du chenal et glissa dans la vase du fond sur un angle oblique jusqu’à la digue, 60 mètres au-dessous de la brèche. S’il avait eu un angle plus aigu, il aurait pu la traverser complètement.
La force du flux dans l’entaille ouverte par l’explosion joua son rôle en aidant à faire pivoter sa coque massive latéralement contre la brèche. Puis aussi soudainement que le flot s’était engouffré dans les marécages, il diminua et ne fut bientôt plus qu’un petit torrent qui s’enroula autour des hélices battant encore l’eau à l’arrière.
Enfin il s’arrêta tout à fait, ses quatre grandes vis de bronze frottant contre le lit du fleuve, enfonçant leurs lames dans la boue jusqu’à ce qu’elles ne puissent plus tourner. Le United States, l’ancien navire vedette de la flotte commerciale américaine, avait achevé son dernier voyage.
Pitt se sentait comme un homme qui vient de courir un triathlon, le front posé sur la roue, les mains serrées sur les rayons. Il était mort de fatigue. Son corps, qui n’avait jamais eu le temps de guérir des blessures infligées sur une île au large des côtes australiennes[45] quelques semaines seulement auparavant, avait désespérément besoin de repos. Il était si las qu’il n’arrivait pas à faire la différence entre les bleus et les écorchures reçus lors des explosions et le combat contre les défenseurs chinois du navire. Tous le plongeaient dans un océan de douleurs.
Il lui fallut une bonne minute pour se rendre compte que le navire ne bougeait plus. Ses jambes pouvaient à peine le soutenir. Il lâcha la barre et partit à la recherche de Giordino. Mais son ami était déjà devant la porte démolie, comme sur une canne sur l’AKM Kalachnikov avec lequel il avait abattu l’hélicoptère.
— Je dois te dire, dit-il avec un petit sourire, que ta technique d’amarrage laisse beaucoup à désirer.
— Laisse-moi m’entraîner encore une heure et je prendrai le coup de main, répondit Pitt d’une voix épuisée.
À terre, le moment de panique avait passé. En regardant la digue brisée, on ne voyait plus un flux grondant et impossible à arrêter, mais juste un fleuve un peu rapide. Sur l’autoroute, les hommes crièrent de joie, tous sauf Sandecker. Lui contemplait le United States d’un regard triste, il avait le visage fatigué et hagard.
— Aucun marin n’aime voir mourir un bateau, dit-il.
— Mais quelle belle mort ! dit Gunn.
— Je suppose qu’il n’y a plus rien à sauver.
— Cela coûterait trop de millions de le remettre en état.
— Dirk et Al ont empêché un désastre majeur.
— Des tas de gens ignoreront toujours ce qu’ils doivent à ces deux-là, dit Gunn.
Déjà une noria de camions et d’équipement descendait vers les deux extrémités de la brèche. Des remorqueurs poussant des péniches chargées d’énormes blocs de pierres arrivaient des deux côtés du fleuve. Dirigé par le général Montaigne, le corps des Ingénieurs militaires depuis longtemps habitués à réparer tout ce qui cloche le long du fleuve, se déploya rapidement. Tous les hommes disponibles, tous les outils et équipements de La Nouvelle-Orléans à Vicksburg avaient été envoyés pour remettre la digue en état et rendre l’autoroute à la circulation des voitures et des camions.
Grâce à la coque massive du United States qui servait de barrière, la vague énorme qui se dirigeait en trombe vers l’Atchafalaya fut dérobée à l’immense puissance du Mississippi. Après s’être répandue dans les marécages, les eaux sauvages n’étaient plus qu’une vague de moins de 90 cm de haut en atteignant Morgan City.
Ce n’était pas la première fois qu’on avait empêché le puissant Mississippi de se creuser un chemin dans un nouveau chenal. La bataille entre les hommes et la nature allait continuer et peut-être, à la fin, n’y aurait-il qu’une seule issue possible.